Le musée du Louvre présente jusqu’au 24 juin 2013 sa très intéressante exposition « De l’Allemagne » qui retrace le parcours chronologique de l’art allemand depuis l’occupation napoléonienne jusqu’à la montée du nazisme. A cette occasion, j’ai découvert la toile intitulée « Le Prophète » du très peu célèbre Jakob Steinhardt, un peintre juif allemand exilé en Palestine en 1933. C’est l’émotion de cette découverte que je vais tenter de vous faire partager aujourd’hui, tout en vous incitant vivement à vous rendre à l’exposition avant qu’elle ne s’achève.
Jakob Steinhardt, Le Prophète, 220,5x160,5cm, 1913 |
C’est dans la dernière salle de l’exposition – celle consacrée
au début du XXème siècle – que l’on peut rencontrer Le Prophète, qui ne quitte
que rarement les cimaises de la synagogue berlinoise où il est exposé. La
rencontre se fait de manière totalement fortuite. On dépasse le coin qu’occupe
Le (saisissant) Crieur de Karl Hofer et on consacre quelques instants bien
mérités à la Descente de Croix de Max Beckmann. Puis, tournant le dos au corps
désarticulé du Christ, on aperçoit au bout du long couloir, la figure sombre du
lointain prophète, les deux bras levés. Mais pour mieux voir il faut avancer, c’est
ce que l’on fait. Plus on se rapproche, plus le prophète semble triompher du
monde, le dominer. La ville démolie, derrière lui, répond au mouvement de ses
bras, les maisons qui s’effondrent et les éclairs qui zèbrent le ciel
paraissent en suivre les brisures, comme s’il suffisait au messie d’un seul
geste pour que le monde s’écroule complètement. On s’approche un peu plus et c’est
alors qu’apparaissent des silhouettes dans la masse sombre du premier plan. On
ne distingue pas encore nettement les détails, mais on reconnait la triste
effervescence d’une foule grise et anonyme, entièrement livrée à ce prophète
qu’elle suit et qui la surplombe. A mesure que l’on s’avance, des visages
apparaissent dans l’uniforme cortège. Celui de devant, d’abord, qui regarde
avec dépit dans notre direction, chargé de toute l’impuissance de l’homme qui
remet son sort entre les mains d’un autre. Nous voilà au pied du tableau, incorporés
par ce regard à la foule dont les têtes sont au niveau de la notre, écrasés nous aussi par la
figure du prophète. Sur la droite, un homme un peu plus lumineux que les autres
lève un regard d’espoir vers son guide, alors, l'imitant, on lève nous aussi
les yeux vers la figure gigantesque. Celui qui quelques mètres plus loin nous
semblait régir le monde parait maintenant beaucoup plus humain. Son regard est
dénué de toute clairvoyance et tombe sous le poids de la compassion. Les traits
sont durs, usés, érodés par les coups de pinceau bruts, non dissimulés. La
lumière zénithale n’est plus celle d’une bénédiction divine, elle délave les
chairs, en fait ressortir les rides, la maigreur et le teint cadavérique. Les
bras qui portaient le monde ne font plus que se tordre sous sa puissance, dans
une ultime tentative d’indiquer aux hommes la voie à suivre. Le messie est âgé et
sa bouche est distordue par l’effort et la souffrance inhérente à sa lourde
tâche, tandis qu’il avance d’un pas décidé. Le bleu de la robe, symbole du
divin comme de pureté et de paix, est la seule véritable trace de couleur parmi
la foule et teinte les visages de sa lueur. C’est ainsi que le prophète rayonne,
plus coloré que la foule et plus terne que la ville enflammée. Le paysage, lui,
regorge de couleurs, menaçantes et contrastées. Les édifices, déchirés d’éclairs,
sont sur le point de s’effondrer, pris dans l’enivrement de leur dernière
danse, plus que macabre. Le mouvement en spirale qui les anime évoque la future implosion d’un monde qui s’autodétruit. La
représentation du prophète comme un philosophe grec grâce à la calvitie, la barbe
et le vêtement, oppose à la folie de l’époque la sagesse d’un autre temps. Peinte
en 1913, c’est finalement l’œuvre elle-même qui fait preuve d’une lucidité prophétique.
Je ne résiste pas à l’envie de conclure sur ce petit texte
de Prévert, qui traite en toute légèreté du besoin qu’a l’homme de suivre quelqu’un pour être quelqu’un, et donc de la tendance qu'a l'humanité à se choisir des prophètes, qu'ils soient religieux, politiques, televisuels ou Steve Jobs.
Suivez le guide !
LE GUIDE
Suivez le guide !
UN TOURISTE
Je suis le guide.
SON CHIEN
Je suis mon maître.
UNE JOLIE FEMME
Je suis le guide. Donc je ne suis
pas une femme puisque je suis un homme.
LE TOURISTE
Je suis cette jolie femme.
SON CHIEN
Et moi aussi, je suis cette femme,
puisque je suis mon maître.
LE GUIDE
Suivez le guide. Moi , je ne suis pas le
guide, puisque je suis le guide.
LE TOURISTE
Je voudrais bien savoir qui est cette
jolie femme que je suis.
SON CHIEN
Je ne suis pas mon maître, puisque je
suis mon maître et que cela m'ennuie.
LA JOLIE FEMME
Je suis le guide, je suis la foule,
je suis un régime, je suis la mode, je ne suis plus une enfant... Oh ! J'en ai
assez ! Je ne suis plus personne. (elle disparaît.)
LE GUIDE
Oh ! J'en ai assez ! Je démissionne. (il disparaît.)
LE TOURISTE
Oh ! Je ne suis plus le guide, je ne suis plus un homme,
je ne suis plus une femme, je ne suis plus rien. (il disparaît.)
LE CHIEN
Enfin ! Je ne suis plus mon maître, donc je suis mon
maître et je ne visiterai pas les châteaux de la Loire !
Jacques Prévert, 1966.
énoooorme!!!
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