mercredi 5 juin 2013

Un prophète au Louvre

Le musée du Louvre présente jusqu’au 24 juin 2013 sa très intéressante exposition « De l’Allemagne » qui retrace le parcours chronologique de l’art allemand depuis l’occupation napoléonienne jusqu’à la montée du nazisme. A cette occasion, j’ai découvert la toile intitulée « Le Prophète » du très peu célèbre Jakob Steinhardt, un peintre juif allemand exilé en Palestine en 1933. C’est l’émotion de cette découverte que je vais tenter de vous faire partager aujourd’hui, tout en vous incitant vivement à vous rendre à l’exposition avant qu’elle ne s’achève.


Jakob Steinhardt, Le Prophète, 220,5x160,5cm, 1913





















































C’est dans la dernière salle de l’exposition – celle consacrée au début du XXème siècle – que l’on peut rencontrer Le Prophète, qui ne quitte que rarement les cimaises de la synagogue berlinoise où il est exposé. La rencontre se fait de manière totalement fortuite. On dépasse le coin qu’occupe Le (saisissant) Crieur de Karl Hofer et on consacre quelques instants bien mérités à la Descente de Croix de Max Beckmann. Puis, tournant le dos au corps désarticulé du Christ, on aperçoit au bout du long couloir, la figure sombre du lointain prophète, les deux bras levés. Mais pour mieux voir il faut avancer, c’est ce que l’on fait. Plus on se rapproche, plus le prophète semble triompher du monde, le dominer. La ville démolie, derrière lui, répond au mouvement de ses bras, les maisons qui s’effondrent et les éclairs qui zèbrent le ciel paraissent en suivre les brisures, comme s’il suffisait au messie d’un seul geste pour que le monde s’écroule complètement. On s’approche un peu plus et c’est alors qu’apparaissent des silhouettes dans la masse sombre du premier plan. On ne distingue pas encore nettement les détails, mais on reconnait la triste effervescence d’une foule grise et anonyme, entièrement livrée à ce prophète qu’elle suit et qui la surplombe. A mesure que l’on s’avance, des visages apparaissent dans l’uniforme cortège. Celui de devant, d’abord, qui regarde avec dépit dans notre direction, chargé de toute l’impuissance de l’homme qui remet son sort entre les mains d’un autre. Nous voilà au pied du tableau, incorporés par ce regard à la foule dont les têtes sont au niveau de la notre, écrasés nous aussi par la figure du prophète. Sur la droite, un homme un peu plus lumineux que les autres lève un regard d’espoir vers son guide, alors, l'imitant, on lève nous aussi les yeux vers la figure gigantesque. Celui qui quelques mètres plus loin nous semblait régir le monde parait maintenant beaucoup plus humain. Son regard est dénué de toute clairvoyance et tombe sous le poids de la compassion. Les traits sont durs, usés, érodés par les coups de pinceau bruts, non dissimulés. La lumière zénithale n’est plus celle d’une bénédiction divine, elle délave les chairs, en fait ressortir les rides, la maigreur et le teint cadavérique. Les bras qui portaient le monde ne font plus que se tordre sous sa puissance, dans une ultime tentative d’indiquer aux hommes la voie à suivre. Le messie est âgé et sa bouche est distordue par l’effort et la souffrance inhérente à sa lourde tâche, tandis qu’il avance d’un pas décidé. Le bleu de la robe, symbole du divin comme de pureté et de paix, est la seule véritable trace de couleur parmi la foule et teinte les visages de sa lueur. C’est ainsi que le prophète rayonne, plus coloré que la foule et plus terne que la ville enflammée. Le paysage, lui, regorge de couleurs, menaçantes et contrastées. Les édifices, déchirés d’éclairs, sont sur le point de s’effondrer, pris dans l’enivrement de leur dernière danse, plus que macabre. Le mouvement en spirale qui les anime évoque la future implosion d’un monde qui s’autodétruit. La représentation du prophète comme un philosophe grec grâce à la calvitie, la barbe et le vêtement, oppose à la folie de l’époque la sagesse d’un autre temps. Peinte en 1913, c’est finalement l’œuvre elle-même qui fait preuve d’une lucidité prophétique.  

Je ne résiste pas à l’envie de conclure sur ce petit texte de Prévert, qui traite en toute légèreté du besoin qu’a l’homme de suivre quelqu’un pour être quelqu’un, et donc de la tendance qu'a l'humanité à se choisir des prophètes, qu'ils soient religieux, politiques, televisuels ou Steve Jobs. 


Suivez le guide ! 



LE GUIDE 
Suivez le guide !

UN TOURISTE 
Je suis le guide.

SON CHIEN 
Je suis mon maître.

UNE JOLIE FEMME 
Je suis le guide. Donc je ne suis pas une femme puisque je suis un homme.

LE  TOURISTE 
Je suis cette jolie femme.

SON CHIEN 
Et moi aussi, je suis cette femme, puisque je suis mon maître.

LE GUIDE 
Suivez le guide. Moi , je ne suis pas le guide, puisque je suis le guide.

LE TOURISTE 
Je voudrais bien savoir qui est cette jolie femme que je suis.

SON CHIEN 
Je ne suis pas mon maître, puisque je suis mon maître et que cela m'ennuie.

LA JOLIE FEMME 
Je suis le guide, je suis la foule, je suis un régime, je suis la mode, je ne suis plus une enfant... Oh ! J'en ai assez ! Je ne suis plus personne. (elle disparaît.)

LE GUIDE
Oh ! J'en ai assez ! Je démissionne. (il disparaît.)

LE TOURISTE
Oh ! Je ne suis plus le guide, je ne suis plus un homme, je ne suis plus une femme, je ne suis plus rien. (il disparaît.)

LE CHIEN
Enfin ! Je ne suis plus mon maître, donc je suis mon maître et je ne visiterai pas les châteaux de la Loire !

Jacques Prévert, 1966.

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