Des corps difformes, torturés, infirmes,
étirés, mis en scène dans l’absurdité, la violence parfois, et toujours sans
pudeur. C’est encore un univers très particulier, empreint d’images très
fortes, voir dures, que je vous propose de découvrir aujourd’hui à travers
l’interview de sa créatrice : Annie Kurkdjian. La peintre libanaise au
parcours atypique a gracieusement accepté de répondre à mes questions. Retrouvez
une courte biographie ainsi que son actualité sur le site de la Galerie Théo de Seine, qui la représente en France.
N.S : Ce qui saute aux yeux lorsqu'on regarde vos créations, c'est le
rôle central qu'y occupe l'Homme, sujet principal de toutes vos peintures. D’où
vient donc ce besoin (ou cette volonté) de vous concentrer uniquement sur
l'Humain ?
Annie Kurkdjian, Sans titre, 2011 |
A.K : Mon intérêt
pour la figure humaine remonte à mon stage dans l'Hôpital Psychiatrique de la
Croix, au Liban, en 2005. Je souffrais alors d'un terrible blocage en peinture, au point où j’envisageais
sérieusement d’abandonner mes pinceaux ; je peignais difficilement, sans
inspiration, sans plaisir. C'est peut-être à cause de l'épaisse couche
d'hypocrisie qui couvre l'âme et le visage des gens que ce blocage s’est créé.
Le contact avec les malades mentaux a brisé ce handicap. J'ai
eu comme une illumination soudaine; j'ai vu des gens pauvres dépossédés de
tout, même de leur propre moi, vivre leur vie bizarre. Il y avait
une telle transparence dans cette pauvreté, une telle netteté, que pour la
première fois, dans tout ce chaos, j'ai pu reconnaître un visage humain, un
geste humain, un portrait. J'ai saisi d'un seul coup ce que signifie
peindre. Une chose que 4 ans de Beaux-Arts ne m'avaient pas enseignée.
Il y avait pour la première fois devant moi des gens sans maquillage, sans
souci de paraître sans artifice, sans belle voiture, qui bougeaient,
parlaient, respiraient une vie vraie, en dehors de tout mensonge. Une vie brisée,
mais vraie. J'ai immédiatement été inspirée, j’ai commencé à peindre avec une grande
abondance... Ça m'a marqué pour toujours.
N.S : On sent dans votre peinture un caractère très personnel, voir
intime. Cela a-t-il été une décision facile d'accepter d'exposer et donc de
soumettre cette intimité au regard de tous ?
A.K : Peindre et
montrer l'intimité est justement mon but ; mais une intimité sublimée, après
passage du prisme magique de l'inspiration. Ce que je veux dire dans ma
peinture c'est qui je suis, pour que l'autre puisse y chercher qui il est.
N.S :
Pourquoi accordez-vous une telle importance à l’intimité ?
A.K : Tout ce qui
est intime compte énormément parce qu'il ouvre la porte au relationnel. Mais
cette intimité ne peut être mise en relief que dans un cadre existentiel, dans
l'isolement de la personne, dans son démasquement, sa vérité. La personne seule
dans sa chambre, seule dans son lit, seule dans le fond de son intimité, sans l'œil
de l'autre pour la juger, l'aliéner. C'est ce qui m'intéresse dans la peinture.
C'est ce qu'ont fait Bacon, Rustin, Lucian Freud. La douleur est également un
excellent révélateur de l'intimité de l'Homme, parce qu'elle l'isole, l'oblige à
se recueillir, à être lui-même, à se connaitre.
N.S : Vos
tableaux présentent de surprenants contrastes, entre l'érotisme impudique des
figures féminines, la quasi-castration des figures masculines et l'austérité ironique de
certains tableaux aux thèmes religieux. De quoi résulte une telle association
d’images ?
Annie Kurkdjian, Sans titre, 2013 |
A.K : L'homme est aliéné
dans sa sexualité; la femme aussi. Je suis remplie de colère quand je vois
comment le sexe, qui est le langage le plus pur, se transforme en objet de trafic,
sert d'injures dans les dialogues quotidiens, devient instrument d'humiliation,
d'abus, de chantage. En Orient tout ce qui est de l'ordre du sexuel, est enveloppé
d'une telle couche d'hypocrisie, que les gens perdent leur identité sexuelle
sans s'en rendre compte. Dans la religion c'est pareil. Les religions dégénèrent
ou se transforment en fanatisme. Même l'athéisme devient fanatique. Il y a une haine
terrible pour l'Autre au Liban, un manque absolu de spiritualité... alors qu'on
se croit les plus pieux du monde. On va à l'église, on lèche les pieds de la
statue de la Vierge, puis on fait la guerre et on tue le lendemain même. Je
supporte très mal tout cela dans mon pays.
N.S : Pourquoi la bouche occupe-t-elle une place si importante, dans le traitement de vos figures ?
A.K : La bouche est un organe clé de l'Homme. C'est l'endroit du relationnel, du langage, de la liaison avec l'Autre. C'est par elle que l'homme se différencie de l'animal, se « supériorise », contrôle le monde ainsi que lui-même. Une bouche qui ne fait que consommer, n'est plus humaine. L'aliénation de la bouche aliène la personne toute entière, c’est donc un sujet de choix dans ma peinture.
La bouche dévoreuse est aussi l’image de notre époque, qui souffre de boulimie. Le consumérisme est maladif. Le sens de la vie devient travailler pour consommer. Rien d'autre. Acheter des choses dont on n’a pas besoin, avec une compulsion contagieuse. On croit même pouvoir acheter et posséder la culture avec les livres ou les places de concerts. On est bourré d’inutilités, on croit avoir la capacité et le droit de tout posséder, alors qu'on n'est qu'esclave de notre terrible addiction. L'homme perd son identité. Il devient un orifice qui engloutit tout sans se remplir.
Annie Kurkdjian, Sans titre, 2012 |
N.S: Je m’interroge également sur un détail récurrent dans vos tableaux, pourquoi réaliser toujours
des fonds monochromes et "vides" ?
A.K : C'est surtout dans le but de rendre le violent encore plus
violent. C'est souvent dans le silence que se font les plus grands crimes.
Pasolini filmait ses scènes les plus dures, de loin, derrière des vitres, avec
une musique très douce. Le contraste est génial. Bacon a des fonds plats,
monochromes alors que les personnages sont massacrés. Le silence est beau.
C'est la forme ultime de la poésie. Je suis fascinée par les carmélites, les
autistes, Rimbaud. Un mutisme qui dissimule le cri ; une toile sobre où se
cache le chaos de l'âme humaine.
N.S : Vous représentez la figure maternelle et sa relation avec
l'enfant de manière très particulière, comme une nourricière avec des petits
ogres, qui se fait parfois cannibale et les dévore. Que
souhaitez-vous exprimer à travers ces représentations ?
Annie Kurkdjian, Sans titre, 2009 |
A.K : Je ne peux pas dire à quoi est liée directement cette figure. Un
psychologue peut probablement l'analyser, un historien d'art la classer, mais
la vérité d'une œuvre d'art échappe à toute interprétation et à toute
classification, même à celle de l'artiste. Une œuvre peut à la limite suggérer
une certaine ambiance où chacun interprètera, s'il le veut, ce qu'il croit
voir. C'est tout. Je nuirais énormément à mon œuvre si je l'expliquais. Je la
veux pleine de mystères; que l'autre y entre comme pour explorer un labyrinthe.
Il goûtera l'aventure spirituelle d'un langage, sans toutefois posséder
toutes les clés pour le déchiffrer. La problématique d'un artiste c'est de
faire vivre le désir infiniment ; le spectateur ne doit jamais pouvoir sortir complètement
de l'œuvre.
N.S : Votre
enfance a été marquée par la violence, notamment par l’assassinat de votre père
alors que vous n’avez que 12 ans. De quelle manière pensez-vous que cet épisode
de votre vie influence vos représentations humaines et votre rapport à la
peinture ?
A.K : Mon histoire personnelle a une grande influence sur ma personnalité
et donc sur ma peinture. J'ai vécu des choses violentes, à un âge très précoce… Mais je n'aime pas que cela prime sur mon œuvre,
qui doit être indépendante de tout. Mon œuvre doit posséder son intérêt et sa
raison d'être en elle-même, non en moi. Elle doit vivre de son propre sang et
non du mien. Vouloir connaitre tout de la vie d'un artiste résulte d'une curiosité
qui n'a souvent rien à voir avec l'esthétique ou l'intellect. Je n'aime pas être
mêlée à mon œuvre; je crée des images, je ne suis pas une image. Je ne
comprends pas notre époque où chacun cherche à tout prix à être une célébrité,
une image, un centre d'intérêt.
Mon histoire personnelle joue cependant son rôle dans ma philosophie sur l'art.
Je vois dans l'art un "anti-destin". Quand dans ma vie, tout fût
contre moi, quand tout était prédestiné pour que je sois anonyme, morte, effacée,
quand l'univers entier semblait regretter que je sois née, les surfaces
blanches (murs, toiles, papiers) étaient là et m’on sauvée. C'est sur la toile que je me suis
affermie malgré la volonté de tous, que j'ai réussi à m’enraciner dans
l'existence. Je me suis accrochée à la peinture comme à une bouée de sauvetage
pour nager contre un destin de misère et de non-sens. ■
Et voici pour clore cet article quelques tableaux que j'aime particulièrement.
Annie Kurkdjian, Sans titre, 2011 |
Annie Kurkdjian, Sans titre, 2013 |
Annie Kurkdjian, Sans titre, 2013 |
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